Nous sommes cinq enfants consanguins. Il y a Karen ma sœur aînée, nos trois petits frères, Tom, Hélias, Josua et moi, Marie. Karen est très belle et elle le sait. Elle use et abuse de sa beauté. Maman lui a toujours passé tous ses caprices car pour elle, Karen est son petit modèle. Quant à moi, je ne suis pas du tout coquette et certains disent même que je suis un garçon manqué. Cela m’importe peu, car pour moi, la beauté, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important. Nos petits frères sont très sages et je me sens très proche d’eux. Les garçons et moi sommes très proches de papa. Notre maman est décédée dans un accident de la circulation il y a trois ans.
Papa est resté seul depuis la mort de notre mère et s’est consacré à notre éducation. Aussi loin que je m’en souvienne, nous avons toujours été une famille très soudée. D’ailleurs notre père ne s’est jamais lassé de nous répéter que dans la vie, il n’y a que la famille qui compte et que les liens du sang sont indestructibles.
Petite, je veillais naturellement sur mes petits frères. Karen était dans son univers de mode et de beauté et nous, dans un monde innocent plein de tendresse et d’affection. Depuis la mort de Maman, Karen s’est détachée de nous. Elle s’est repliée sur elle-même, comme si elle avait une vie parallèle à la nôtre. Papa s’en inquiétait beaucoup. Nous aurions été en Europe qu’il l’aurait emmenée voir un psychologue, mais chez nous en Afrique, c’est le temps qui guérit. Mais dans le cas de Karen, le temps n’avait aucun effet. Son éloignement s’empirait et papa restait impuissant. Elle découchait et cela créait beaucoup de tensions et de disputes avec papa. Et puis un jour, Karen quitta la maison. Elle laissa une longue lettre avouant qu’elle était enceinte de Paul son nouveau petit copain et qu’elle partait vivre avec lui. Elle ne souhaitait pas qu’on la retrouve car elle ne permettrait à personne de faire ombrage à son bonheur et de s’immiscer dans sa vie. Maman était morte depuis seulement un an, quand Karen s’en alla. C’était comme un second deuil pour papa. Son orgueil l’empêcha de la poursuivre et du jour au lendemain, nous n’étions plus que quatre. J’avais 15 ans, quand Karen est partie. Je n’ai pas eu d’adolescence, car j’ai dû m’occuper de mes trois petits frères qui avaient respectivement 12 ans, 10 ans et 8 ans. Papa travaillait dur depuis toujours pour nous assurer de bonnes études et un train de vie convenable. Et moi, je m’occupais de mes frères. Après mon Baccalauréat que j’ai obtenu avec brio, j’ai fait mes études à l’université de la ville car mes frères n’étant pas encore autonomes, mon père ne voulait pas me laisser partir à l’étranger. Je suis restée à la maison jusqu’à l’obtention de ma licence pour que mes frères soient plus indépendants. Je suis ensuite allée poursuivre mes études en Belgique. Tom m’a rejoint après son bac. Selon les plans de mon père, je n’allais revenir au pays lorsque Hélias nous aurait rejoints. Ils seraient alors deux à l’étranger et moi je serai de retour pour veiller sur Josua. Ce que j’ai fait. J’ai toujours obéi à mon père. J’avais du mal à le contredire, il avait tellement souffert lors du décès de maman et du départ de ma sœur que j’avais pris sur moi de l’épauler jusqu’au bout. Je faisais tout ce qu’il me disait et mes frères en faisaient de même.
Je suis rentrée au pays comme il l’avait souhaité munie d’un master 2 en économie et quelques années d’expérience dans une firme belge. J’avais négocié la création d’une succursale dans mon pays et j’étais en pleine installation. Josua allait avoir son baccalauréat. Mes frères étaient sages, et à nous quatre nous faisions honneur à notre père. Nous avions quelques nouvelles de Karen par une de ses amies qui venait parfois saluer papa. Karen avait trois enfants de père différent. Elle s’était séparée de Paul quelques temps après la naissance de leur enfant. Elle n’avait pas repris ses études et attendait un quatrième enfant d’un européen. Elle n’avait jamais travaillé et vivait aux crochets de ses maris. Lorsque les vivres venaient à manquer, elle en rencontrait un autre et ainsi de suite. Elle était l’échec de mon père. Il refusait d’en parler et n’en faisait jamais allusion.
Josua a eu son baccalauréat et est allé retrouver Tom et Hélias en Belgique. Tom est rentré un an plus tard muni d’un master en sciences de l’informatique. J’ai pu alors quitter la maison familiale et louer une petite villa non loin de là. Je lui ai laissé ma place auprès de papa à la maison. Tout se passait bien comme ça jusqu’à ce qu’il nous annonce, un soir de décembre, qu’il a un cancer. Dès lors, je suis revenue vivre avec lui aux côtés de Tom qui a naturellement repris l’entreprise de Papa malgré que ce ne fût pas sa formation initiale. Il fallait bien que quelqu’un le fasse pour subvenir au besoin de sa maladie et aux études de Josua le petit dernier. Ces deux années ont été les plus terribles. Papa a beaucoup souffert. Mais il était fier de nous et heureux de voir Tom diriger son entreprise avec brio. Selon lui, il pouvait mourir tranquille. Mais nous n’étions pas prêts à le laisser partir. Nous l’aimions tellement. Hélias et Josua étaient rentrés pour les vacances de Noël, cette année-là. Un soir, alors que nous regardions tous ensemble un match de football à la télé, Papa s’est éteint sans un bruit, avec un léger sourire aux lèvres. Nous l’avons enterré comme il l’avait souhaité, sept jours après sa mort. Ses funérailles se sont déroulées selon sa volonté. Le réveillon de la Saint Sylvestre a été le réveillon le plus triste de notre vie. J’étais sûre que Karen avait appris la mort de papa par sa copine, mais elle ne s’était pas présentée aux obsèques. A vrai dire, son absence n’avait pas été remarquée. Mes frères et moi étions plus soudés que jamais.
Le 2 janvier, nous avons reçu la visite d’un huissier. A notre grande surprise, il avait été envoyé par Karen qui demandait sa part d’héritage. Quel héritage ? C’est une question que nous n’avions jamais abordé avec notre père. Tout fonctionnait tellement normalement de son vivant : Tom gérait l’entreprise, nous habitions tous à la maison, je m’occupais de la nourriture et Tom des autres charges et des petits avec les revenus de l’entreprise. De quel héritage parlait cet huissier? Dans notre douleur, nous n’avons pas trouvé les mots pour lui dire quoique ce soit. Sa missive nous demandait de procéder aux partages des biens dans les plus brefs délais. Karen était culottée quand même. Elle n’avait pas revu papa depuis au moins dix ans. Elle savait qu’il était malade mais ne l’avait jamais visité et n’avait pas cherché à lui demander pardon pour toute la douleur qu’elle lui avait fait subir et maintenant elle osait réclamer sa part d’héritage. Nous avons volontairement choisi d’occulter ce courrier. Une semaine plus tard, Karen nous convoquait chez le procureur. Nous étions scandalisés. Hélias qui travaillait en Belgique voulut rentrer mais Tom et moi refusâmes qu’il laissa Josua tout seul. Nous allions gérer cette histoire, car nous étions leurs deux ainés. Deux jours après la convocation de Karen, le notaire de papa vint nous rendre visite. Nous lui donnâmes les nouvelles de Karen et il nous informa qu’il souhaitait nous rencontrer tous avant qu’on aille chez le juge. Il nous rassura qu’après notre rencontre avec lui la convocation chez le procureur ne serait plus nécessaire. Nous nous retrouvâmes donc tous chez le notaire un vendredi matin. Karen arriva. Elle s’installa sans nous saluer. Elle avait porté ses plus beaux bijoux, sa plus belle perruque et une robe jaune avec une grosse ceinture rouge. Tom et moi étions habillés en noir. Quel contraste !
Le notaire nous fit rentrer dans son bureau. Les talons de Karen faisaient trembler le carrelage. A nous regarder, nous ne ressemblions pas à des frères issus d’une même couche. Le notaire nous expliqua que notre père n’avait pas laissé de testament. Dès que Karen entendit cette phrase, elle se leva brusquement et dit : « Il faut tout partager équitablement alors ! ». Le notaire lui demanda gentiment de se rassoir et de se calmer. Tom et moi étions surpris de sa réaction et n’avions rien à dire. Le notaire ajouta que papa avait pris soin de déposer chez lui des documents qu’il devait remettre à ses enfants après sa mort. C’est ainsi qu’il nous remit en main propre : les nouveaux statuts de l’entreprise qui ne portait plus son nom mais celui de ses trois garçons, le titre foncier de la maison qui ne portait plus son nom mais celui de nous quatre, Tom, Hélias, Josua et moi, et le titre foncier d’une villa qu’il possédait non loin de la ville qu’il avait muté à mon nom. Nous héritions tous les quatre d’un terrain non-bâti chacun dont les titres fonciers étaient déjà en nos noms respectifs. Le notaire conclut en disant : « Désolé, mademoiselle Karen, votre père n’a rien laissé à son nom dans mon étude, Il n’y a donc pas de biens à partager au nom de votre père. » Karen se leva violemment et nous dit d’un ton menaçant : « ça ne va pas se passer comme ça ! » Elle sortit en claquant la porte. Tom et moi étions sans voix. Papa avait tout organisé, tout préparé pour que la vie continue comme elle l’était avant sa mort. Le notaire nous assura qu’aucun procès ne pouvait remettre en cause ses documents et que nous avions tout son soutien.
Au sortir de ce rendez-vous, Tom et moi allâmes nous recueillir sur la tombe de papa. Qu’est-ce qui se serait passé s’il n’avait pas procédé ainsi avec ses biens. Nous serions-nous retrouvés au tribunal en train de nous battre contre notre sœur ? Vu comment les choses venaient de se passer, il y avait de fortes chances. Papa n’a pas voulu nous faire subir cette humiliation car il savait très bien que nous n’étions pas prêts pour une telle bataille. Il avait tout prévu. Il a veillé sur nous comme nous avons veillé sur lui. Que ton âme repose en paix, cher papa.